Les politiques de protection sociale et les accords de commerce sont souvent présentés comme étant antinomiques : le libre-marché affaiblirait la protection sociale, qui serait quant à elle vue comme un frein à la compétitivité dans une économie de libre-marché. La CNUCED rappelle que le commerce peut être un outil de développement, si et seulement si les États préservent des marges d’action pour mener les politiques économiques et sociales nécessaires [2]. En effet, pour que les populations puissent se répartir équitablement les bénéfices de l’ouverture commerciale et se prémunir contre les risques qu’elle entraine, il est indispensable que les États créent et maintiennent des systèmes de protection sociale solides.
Le CETA réduit les marges d’action des États
Le CETA entraîne deux types de contraintes pouvant affaiblir les marges de manœuvre des États et leur capacité à mettre en place ou à maintenir une protection sociale adéquate :
- des contraintes de jure que l’on retrouve dans le texte-même de ces accords,
- des contraintes de facto découlant de l’asymétrie entre les régulations nationales des États et les stratégies internationales de localisation des firmes transnationales [3].
/// De jure
La Commission européenne soutient souvent que le CETA protège le droit des États à réguler. Le préambule de l’accord le mentionne en effet, mais n’a pas de force contraignante. Par contre, les articles du CETA restreignant la capacité des États à réguler sont eux assortis d’un caractère contraignant.
Définition très restrictive des services publics
La Commission européenne assure que les services publics seront préservés par le CETA, mais le texte ne fait qu’exclure les « activités menées dans le cadre de l’activité gouvernementale » définies comme des « activités qui ne sont menées ni sur une base commerciale ni en compétition avec un ou plusieurs opérateurs économiques ». Cette définition est extrêmement restreinte puisque de nombreux services sociaux ou médicaux sont en partie délivrés ou financés par des organismes ou des personnes privées, comme les mutuelles qui ne sont pas des services publics dans le sens de « menés dans le cadre de l’activité gouvernementale », mais qui sont des services sociaux d’intérêt général (SSIG), reconnus comme tels par l’État belge [4] et qui nécessitent d’être protégés dans leur rôle d’exécution de l’assurance maladie obligatoire en Belgique [5].
Principe de liste négative : le droit de réguler comme exception
Le CETA adopte le principe de liste négative, ce qui signifie que tous les secteurs sont par défaut libéralisés sauf ceux qui sont mentionnés dans la liste. En matière de services et d’investissements, le CETA comprend deux listes différentes de réserves introduites par les parties. L’Annexe 1 comprend les mesures existantes, non conformes aux règles de libre-échange, mais qui pourront subsister et être renouvelées dans le futur. Cette liste revient à dire que seules des modifications dans le sens de plus de libéralisation seront acceptées, représentant un « effet de cliquet » (standstill) sur les mesures mentionnées. L’Annexe 2 comprend quant à elle l’ensemble des secteurs qui échappent au traité et pourront encore faire l’objet de règlementations futures. Ainsi dans l’Annexe 1, l’Allemagne reprend in extenso l’ensemble de tous les services sociaux, sanitaires et d’éducation qu’elle entend préserver alors que la Belgique ne mentionne aucun service supplémentaire à ceux listés par l’UE dans le domaine. Dans l’Annexe 2, la Belgique complète la liste de l’UE avec certains services spécifiques non repris comme les soins infirmiers et de physiothérapie. De son côté, l’Allemagne reprend l’ensemble des services sociaux et de santé sur sa liste de secteurs non-libéralisés. Les États européens ne suivent donc pas tous la même logique pour préserver certains services d’intérêt général de l’ouverture commerciale. Cela laisse entendre que la compréhension du texte n’est pas la même pour tous et que de futures interprétations pourraient mettre les services publics et d’intérêt général belges en danger.
Protection des investisseurs vs. protection de l’intérêt général
Le mécanisme de règlement des différends investisseurs-États (ISDS en anglais) mis en place par le CETA permettra aux investisseurs de porter plainte contre les États si ces derniers prennent des décisions d’ordre à porter préjudice à leurs « attentes légitimes » et cela en vertu de la clause de « traitement juste et équitable » (art. X.9, section 4, chapitre 10), une notion floue qui laisse la part large aux interprétations des arbitres qui siègeront dans ces tribunaux privés [6].
La tendance démontre que les investisseurs sont de plus en plus nombreux à attaquer des dispositions d’intérêt général prises par les États via ce genre de mécanisme. L’ISDS contenu dans le CETA serait le premier qui concernera l’ensemble du marché commun européen et sera à ce titre un outil d’autant plus efficace pour les multinationales qui souhaitent s’étendre sur ce marché.
Convergence réglementaire vs. démocratie
Le CETA vise la coopération et la convergence réglementaire afin de faire tomber les barrières non-tarifaires au commerce (voir Chapitre 26). Parmi ces barrières se retrouvent les réglementations nationales et européennes en matière de protection des travailleurs, de l’environnement ou sanitaires et phytosanitaires.
Si la coopération réglementaire peut paraître positive a priori, le fait que l’article X.4 mentionne dans ses paragraphes 2 et 4 que les concertations doivent se faire « le plus tôt possible », mais également que le Forum est censé « examiner les initiatives en matière de réglementation, qu’elles soient en cours ou projetées » laisse à penser que le Forum de coopération réglementaire sera informé en amont du processus démocratique menant à l’adoption de nouvelles normes. À cela s’ajoute le fait que l’article X.8 du chapitre 26 prévoit la « consultation avec des entités privées » que les Parties « jugent appropriée ». Connaissant par ailleurs le pouvoir des lobbies (voir contraintes de facto plus bas), les dirigeants seront souvent plus enclins à suivre leurs recommandations que celles de la société civile défendant l’intérêt général.
En matière de droit de propriété intellectuelle, le CETA vise à exporter les normes en vigueur dans l’UE vers le Canada, ce qui retardera l’accès aux médicaments génériques et augmentera le prix des médicaments pour les Canadiens de 6,2% à 12,9% d’ici à 2023 [7]. Le CETA est un très bon exemple de ce que risquent les pays en développement lorsqu’ils concluent un accord de commerce avec l’UE.
/// De facto
Le CETA pousse à ôter les « obstacles inutiles au commerce ». Cette logique appliquée dans un contexte d’austérité budgétaire risque de réduire les moyens financiers des États pour pérenniser des services de base et une protection sociale solidaire et cohérente.
Restriction budgétaire : vers une marchandisation des soins de santé
L’austérité budgétaire doublée de l’ouverture commerciale risque de mener à une réduction du financement public des soins de santé et une concurrence accrue des soins de santé privés. Le recours au marché pour combler les lacunes des services publics sous-financés s’est accentué partout en Europe, entrainant à la fois une baisse de leur qualité (restriction des dépenses en personnel, stratégies d’évitement des populations non-solvables ou éloignées) et une hausse de leur coût global (hausse des dépenses en marketing) [8].
Via la liste négative et l’effet de cliquet, le CETA empêchera tout retour en arrière sur les actuelles mesures de libéralisation que ce soit dans les États membres de l’UE ou au Canada.
Marché du travail : compétitivité et dumping social et fiscal
Selon une étude d’impact menée conjointement par l’UE et le Canada en 2008, le CETA apporterait 0,09% de croissance dans l’Union européenne [9]. Cette prévision est non seulement très faible mais en outre elle n’indique pas si elle profitera à l’ensemble de la population [10].
L’Accord de Libre-échange Nord-Américain (ALENA) conclu en 1994 entre les États-Unis, le Canada et le Mexique illustre la façon dont ce genre d’accord met les travailleurs en concurrence et exacerbe le dumping social [11]. Même si les marchés européens et canadiens du travail sont plus égaux que ceux du Mexique et des États-Unis, un accord comme le CETA ne fera qu’augmenter la pression sur les travailleurs et les possibilités de « shopping social » pour les multinationales. Le chapitre 24 du CETA enjoint les parties à respecter l’agenda sur le travail décent de l’OIT mais n’est assorti d’aucune sanction en cas de non-respect. Or le Canada n’a pas encore ratifié deux conventions fondamentales de l’OIT, celle sur l’âge minimum d’admission à l’emploi (n°138) et celle sur le droit d’organisation et de négociation collective (n°98). Dans un tel contexte de concurrence, les États ont en outre tendance à abaisser la fiscalité sur les entreprises ainsi que les cotisations patronales afin d’attirer les investisseurs, ce qui ôte des moyens disponibles pour financer leur système de protection sociale.
Lobbies : poids croissant des intérêts privés au détriment de l’intérêt général
Enfin, un rapport a mis en lumière la place laissée aux demandes des lobbies dans les textes du CETA et du TTIP. Il souligne que la Commission européenne a elle-même sollicité leur intervention dans l’écriture du texte du TTIP ou du CETA [12].
Un rapport publié par Corporate Europe Observatory (CEO) montre l’influence des multinationales pharmaceutiques sur les traités comme le TTIP, et cela pour défendre les droits de propriété intellectuelle ou encore le secret du contenu des procès et arbitrages dans le domaine pharmaceutique [13].
La conclusion d’un traité comme le CETA ne sera qu’une étape de plus dans la montée en puissance des lobbies, leur garantissant des espaces spécifiques de lobbying comme le Forum de coopération règlementaire.
Recommandations
C’est pourquoi le CNCD-11.11.11 recommande :
- aux Gouvernements fédéral et des entités fédérées de refuser de donner mandat à la Commission et à la Présidence du Conseil pour signer le CETA s’il n’y a pas de garantie du respect des normes sociales, comme des normes sanitaires et environnementales, et du financement de la protection sociale,
- aux Parlements européen, fédéral, régionaux et communautaires, de refuser de ratifier le CETA s’il n’y a pas de garantie du respect des normes sociales, comme des normes sanitaires et environnementales, et du financement de la protection sociale.