Lundi 20 janvier 2020, le Ministre-Président wallon Elio Di Rupo annonçait qu’en l’état, le gouvernement wallon s’opposerait à l’accord entre l’Union européenne (UE) et le Mercosur (le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay [1]). Les raisons invoquées ? Les importations massives de viande bovine, les différences de standards sanitaires pour les produits importés (concernant les produits chimiques et antibiotiques utilisés en Amérique latine mais non autorisés en Europe), l’attitude du Brésil par rapport à l’Amazonie et à l’Accord de Paris Accord de Paris , mais aussi les restrictions aux libertés syndicales en vigueur dans les pays du Mercosur. Loin de s’opposer à la promotion du commerce international, la Wallonie souhaite surtout que les critères environnementaux, sociaux et sanitaires soient mieux pris en compte dans l’accord. Cette déclaration, dont la société civile se félicite, est en cohérence avec sa déclaration de politique régionale [2]. Elle doit maintenant être suivie d’actes concrets pour modifier le texte de l’accord.
Les origines de l’accord UE-Mercosur Accord Ue-Mercosur
Le 28 juin 2019, après un processus de négociation complexe de près d’une vingtaine d’années, l’UE concluait un projet d’accord commercial avec les quatre pays du Marché commun du Sud. Cet accord de libre-échange est l’un des trois piliers d’un accord d’association plus large comprenant également des volets politique et de coopération. Il s’inscrit pleinement dans le cadre de la politique commerciale mise en place par l’UE depuis le début des années 2000 afin de rester « compétitive » face au décentrage du monde découlant de la montée en puissance des pays émergents et de la crise corrélative du multilatéralisme commercial [3].
Pour faciliter l’accès des entreprises européennes aux marchés des États tiers, le volet commercial de la « Stratégie de Lisbonne » a ainsi encouragé la conclusion d’accords commerciaux bilatéraux au champ d’application plus large que les accords de libre-échange classiques négociés jusqu’alors. On a ainsi vu naître des accords dits « de nouvelle génération », le premier étant conclu avec le Canada (CETA), puis avec Singapour, le Japon ou encore le Vietnam. Ces accords vont au-delà des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) : ils englobent désormais des matières telles que les droits de propriété intellectuelle, le commerce des services, les investissements, la concurrence et les marchés publics [4]. Les pays du Mercosur, regroupés au sein de l’un des plus importants blocs régionaux au monde, figuraient aussi parmi les partenaires commerciaux avec lesquels l’UE souhaitait prioritairement conclure un accord de ce type.
Des partenaires asymétriques
Le Mercosur est un accord d’intégration économique régionale conclu en 1991 entre l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay [5]. A l’origine, il s’agissait d’un projet d’intégration régionale proche du modèle européen, avec comme objectifs une politique commerciale commune, la coordination de politiques macroéconomiques et sectorielles entre les États et l’harmonisation des législations. Toutefois, il est pour l’heure resté au stade du marché commun.
Doté d’une population de 260 millions de consommateurs potentiels, ce cinquième plus important bloc commercial régional au monde se caractérise en outre par un important déséquilibre interne : le Brésil est à la fois la plus grande économie – avec 79% du PIB régional, suivi par l’Argentine (18%), l’Uruguay (2%) et le Paraguay (1%) – et le plus grand pays de la zone géographiquement et démographiquement parlant – il compte près de 5 fois plus d’habitants que l’Argentine, 30 fois plus que le Paraguay et 70 fois plus que l’Uruguay. Les rapports de force au sein du bloc régional sont donc fortement déséquilibrés en faveur du Brésil. Une asymétrie est également manifeste à l’échelle interrégionale, en raison de l’important déséquilibre entre le Mercosur et l’UE. Ensemble, ces deux blocs régionaux représentent environ un quart du PIB de la planète, soit 18.000 milliards d’euros. Toutefois, le PIB de l’UE (15.750 milliards d’euros) représente huit fois celui du Mercosur (2.250 milliards d’euros). De même sur le plan démographique, les pays européens (513 millions) comptent près de deux fois plus d’habitants que ceux du Mercosur (260 millions) [6].
Un accord déstructurant
En raison de ces déséquilibres, le contenu du projet d’accord commercial est d’emblée controversé. La libéralisation de 91% des importations provenant de l’UE et de 92% des importations provenant du Mercosur qu’il prévoit risque de facto d’avoir un impact déstructurant. D’après une étude publiée début 2020 par des chercheurs argentins [7], la suppression des droits de douane sur des secteurs industriels clés pour les entreprises européennes [8], tels que l’automobile, les produits pharmaceutiques et les produits chimiques, affectera fortement les chaînes de valeur régionales du Mercosur. Dans le secteur automobile, par exemple, l’importation de pièces détachées ou de voitures entières produites en Europe à des coûts moindres risque non seulement de se substituer à la production industrielle régionale, mais aussi d’entraîner une rupture du commerce bilatéral entre le Brésil et l’Argentine.
De même en ce qui concerne le secteur agricole, clé pour les pays du Mercosur, les nouveaux contingents tarifaires prévus par le projet d’accord pour des produits sensibles tels que la viande bovine (99.000 tonnes), la viande de volaille (180.000 tonnes), le sucre (180.000 tonnes) et l’éthanol (650.000 tonnes) portent sur des volumes significatifs. A titre de comparaison, le CETA prévoit des contingents deux fois moins importants pour la viande bovine et exclut la viande de volaille. Cette libéralisation risque de favoriser le nivellement par le bas des prix des producteurs européens, compte tenu de leur effet cumulatif avec les quotas d’autres accords précédemment conclus par l’UE (tels que le CETA). Un manque à gagner dont souffrent davantage les petites structures agricoles [9] et que seules des mesures protectrices a posteriori pourraient venir compenser [10].
Outre les risques inhérents à la libéralisation des échanges, le projet d’accord avec le Mercosur questionne également plus largement la cohérence de la politique européenne et le rôle de puissance normative dont l’UE se prévaut sur la scène internationale [11].
Un projet d’accord incompatible avec le Green Deal
Green Deal
Pacte vert européen
et les Objectifs de développement durable
Le commerce international peut, à certaines conditions, constituer un levier en matière de développement durable. Des conditions que ne réunit toutefois pas, en l’état, le projet d’accord entre l’UE et le Mercosur.
Sur le plan climatique et environnemental, l’impact risque en effet d’être majeur. D’après plusieurs études [12], l’accord de libre-échange va entraîner une augmentation substantielle des émissions mondiales de gaz à effet de serre dont les exportations de produits agricoles constitueront la principale source. D’autant que les dérives (usage de produits phytosanitaires, élevage à grande échelle, déforestation et culture du brûlis, etc.) liées au modèle de l’agriculture industrielle que promeut cet accord – au détriment de l’agriculture familiale – risquent en outre d’exacerber ses effets sur l’environnement. Sans compter que de sérieux doutes persistent, en l’absence de mesures coercitives, quant à l’engagement climatique du président brésilien Jair Bolsonaro et sa volonté d’agir pour freiner l’exploitation forestière et la déforestation [13]. A l’heure où l’UE vise la neutralité carbone en 2050, l’accord UE-Mercosur, et plus largement la politique commerciale européenne, manquent donc de cohérence avec les objectifs du Green Deal proposé fin 2019 par la Commission européenne.
De plus, la présence dans l’accord actuel d’un chapitre sur le commerce et le développement durable ne pourra pas compenser ces effets dans la mesure où il est exclu du mécanisme de sanction et de règlement des différends entre États qui garantit le respect des chapitres commerciaux du traité. Plus concrètement, cela signifie qu’en cas de violation par l’une des parties des clauses sociales (par exemple, via des restrictions aux libertés syndicales) et environnementales (par exemple, en cas de violation de l’accord de Paris) reprises dans l’accord, aucune sanction commerciale ne pourra être appliquée.
C’est pourquoi il importe que l’accord UE-Mercosur, tout comme les nombreux accords du même type négociés par l’UE, soit amendé pour être compatible avec le Green Deal européen et les Objectifs de développement durable des Nations Unies. Il est encore temps de faire évoluer cet accord « cars for cows » pour s’assurer que le développement durable des deux régions en soit l’objectif central et non l’objet d’un simple chapitre, qui plus est non contraignant.