Madame la Présidente,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Je vous remercie beaucoup pour l’opportunité de participer à cette audition, qui fait suite aux trois propositions de résolutions que j’ai lues avec beaucoup d’attention. Je salue d’autant plus cette invitation qu’il me semble être la seule représentante de la gente féminine parmi les intervenants auditionnés ce jour…
Je m’exprime aujourd’hui en tant que chargée de recherche sur le Commerce international au CNCD-11.11.11, mais aussi au nom d’une large coalition de la société civile belge qui partage un grand nombre d’inquiétudes vis-à-vis de l’accord UE-Mercosur Accord Ue-Mercosur . L’ensemble de ces inquiétudes, et les analyses sur lesquelles elles se fondent, sont développées dans l’étude collective publiée à l’automne 2020 par le CNCD-11.11.11 et la coupole flamande 11.11.11, dont vous voyez la page de garde ainsi que le sommaire de la version française à l’écran. Mon exposé de ce jour, non exhaustif, vise donc à vous présenter les principales conclusions de cette étude.
En guise de préambule, je voudrais rappeler que « commerce international » et « développement durable » ne sont pas antinomiques. Faire du commerce international un levier en matière de développement durable est possible, et d’ailleurs souhaité par l’actuelle majorité gouvernementale, si l’on en croit l’accord de gouvernement. Plutôt que d’encourager aveuglément la mondialisation économique et la concurrence interétatique, le gouvernement fédéral s’est en effet engagé à encadrer le libre-échange par des normes sociales et environnementales « applicables et contraignantes », conformément aux Objectifs de développement durable (ODD) de l’Agenda 2030 Agenda 2030 . Concrétiser cet engagement passe donc par l’insertion de dispositions fortes et exécutoires sur les droits humains et les normes sociales et environnementales dans les accords européens de commerce.
À cet égard, le projet d’accord entre l’UE et les pays du Mercosur fait figure de premier test. En l’état actuel, il ne respecte toutefois pas les balises fixées par le gouvernement fédéral. Plus précisément, le chapitre « Commerce et développement durable » que contient l’accord réaffirme le respect de toute une série de conventions internationales [1] sur le travail (telles que les Conventions de l’OIT) et sur l’environnement (telles que l’Accord de Paris Accord de Paris ). Cependant, ces dispositions sur les droits humains et les normes sociales et environnementales ne sont pas exécutoires car elles ne sont pas soumises aux mêmes modalités de règlement des différends que le reste de l’accord. Comme tous les accords négociés par l’UE, l’accord UE-Mercosur comporte un mécanisme de règlement des différends dans le cadre duquel des sanctions commerciales peuvent être appliquées contre les États qui ne respectent pas les termes de l’accord. Or, le chapitre « Commerce et développement durable » est exclu de ce mécanisme. Ce qui limite également de facto la puissance normative de l’UE et sa capacité à établir des « relations commerciales durables » avec les pays tiers, comme spécifié dans l’Accord de gouvernement.
Certes, l’entrée en vigueur de l’accord UE-Mercosur favoriserait les exportations agroalimentaires du Mercosur ainsi que les exportations d’automobiles et de produits chimiques européennes. Mais il créerait surtout autant de gagnants que de perdants, parmi lesquels les agriculteurs européens et les industries du Mercosur. Plus fondamentalement, en l’absence de dispositions effectivement applicables et contraignantes sur les droits humains et les normes sociales et environnementales, la mise en œuvre de l’accord UE-Mercosur aura des effets contre-productifs sur le climat et la biodiversité, sur la souveraineté alimentaire
Souveraineté alimentaire
et sur le respect des droits humains. Il entrerait ainsi en contradiction avec les stratégies insufflées par la nouvelle Commission européenne : le projet de Green Deal
Green Deal
Pacte vert européen
européen qui vise la neutralité carbone en 2050, le respect de la biodiversité et l’agriculture durable, à travers la stratégie « From farm to fork » (« De la ferme à la fourchette »).
Très concrètement, la mise en œuvre de l’accord UE-Mercosur entraînerait trois risques majeurs :
- Accroître la pression sur la déforestation en Amazonie ainsi que dans les savanes adjacentes du Cerrado et du Chaco, et de favoriser la destruction de la biodiversité :
S’il était adopté, l’accord entraînerait une augmentation des importations européennes de produits agricoles primaires en provenance d’une région essentielle pour le maintien de la biodiversité mondiale et pour la lutte contre le réchauffement climatique [2].
Selon le GIEC, près d’un quart des émissions mondiales sont liées à l’agriculture, à la déforestation et à d’autres utilisations des terres [3]. Or, les pays du Mercosur comprennent la majeure partie de la forêt amazonienne, la plus grande forêt tropicale humide de la planète, source d’un stockage de carbone et d’une biodiversité inégalés, qui abrite des millions d’autochtones. La survie de la forêt tropicale amazonienne et de ses habitants est menacée par la déforestation [4] et l’accaparement des terres en cours au profit d’activités d’agriculture et d’élevage, favorisées par l’agrobusiness brésilien en vue de répondre à l’augmentation de la demande étrangère de soja et de bœuf. Un risque qui s’étend également aux régions voisines, telles que le Cerrado et le Chaco. Rappelons que le gouvernement Bolsonaro a systématiquement démantelé les mesures, mécanismes de suivi et moyens financiers permettant de garantir la protection de l’environnement.
En augmentant les importations de bœuf et de sucre en provenance des pays du Mercosur, l’accord UE-Mercosur ne fera que renforcer la pression existante sur les forêts amazonienne, du Cerrado et du Chaco. Un rapport commandé par le gouvernement français indique que l’augmentation de la production de viande bovine dans la région du Mercosur suite à l’accord entraînera une augmentation de 25% de la déforestation et la disparition de 36.000 km2 de forêt chaque année, soit la superficie des Pays-Bas [5]. - Augmenter les parts de marché de l’agrobusiness et marginaliser ainsi l’agriculture familiale et paysanne des deux côtés de l’Atlantique :
Outre les risques de dumping agricole, les importations européennes de produits agricoles primaires se feront au détriment de la viabilité de l’agriculture familiale et paysanne, et ce, en Europe comme au sein du Mercosur.
Outre l’élevage à grande échelle, la déforestation et la culture du brûlis, le modèle de l’agriculture industrielle que promeut l’accord s’accompagne de dérives telles que l’usage de produits phytosanitaires, qui risquent d’exposer davantage les populations vulnérables et l’environnement à des produits chimiques toxiques et saper le mouvement vers une agriculture plus durable, tant dans l’UE que dans les pays du Mercosur.
Le Brésil est le plus gros acheteur annuel au monde de pesticides hautement dangereux, qui ont des effets négatifs chroniques sur la santé humaine et l’environnement. Rien qu’en 2019, l’administration Bolsonaro a approuvé l’utilisation de 474 nouveaux pesticides, soit le nombre le plus élevé en 14 ans [6]. Avec l’abandon progressif par l’UE du biodiesel dérivé de l’huile de palme, la région est sur le point d’accroître sa production de soja et de canne à sucre pour répondre à la demande des consommateurs européens. L’extension des cultures OGM pourrait causer des dommages économiques au secteur biologique et agroécologique en pleine expansion dans les pays du Mercosur et est contraire à la stratégie européenne « De la ferme à la fourchette » qui promeut le respect de la biodiversité et de l’agriculture durable. - Aggraver les violations des droits humains et des peuples indigènes au Brésil :
Au Brésil, l’arrivée au pouvoir du président Jair Bolsonaro a aussi renforcé les abus existants en matière de droits humains et les atteintes aux peuples indigènes.
Dans son Indice mondial 2019 des droits du travail, la Confédération syndicale internationale a ajouté le Brésil à la liste des dix pays les plus mauvais au monde en termes de respect des droits du travail [7]. Le Brésil n’a pas ratifié la norme fondamentale du travail 87 de l’OIT sur la liberté syndicale, mais il ne respecte pas non plus les normes qu’il a ratifiées. Le travail des enfants et le travail forcé, en particulier dans les grandes exploitations agricoles ou les latifundia, posent des problèmes majeurs.
Les progrès réalisés ces dernières années, voire certains datant de plusieurs décennies, en matière de développement social et de droits du travail ont été anéantis sous Bolsonaro. En janvier 2020, Human Rights Watch a publié un rapport affligeant sur les violations des droits humains et la violence policière sous Bolsonaro, avec pas moins de 6 600 morts, la torture de prisonniers, les violations des droits des enfants, des migrants, des femmes, des minorités sexuelles et des peuples indigènes. De plus, le danger des milices paramilitaires, dont Jair Bolsonaro est un allié de longue date, s’accroît.
Ce contexte, dans lequel l’UE a décidé de conclure les négociations qui duraient depuis près de 20 ans, fait craindre une aggravation des violations des droits. Et la signature de l’accord risquerait d’accorder un regain de légitimité à de telles politiques et à ceux qui les portent.
Pour ces raisons et comme le démontre plus largement notre étude collective, l’accord UE-Mercosur est anachronique, tant il entre en contradiction avec les enjeux environnementaux, sociaux et sanitaires de notre temps. Le commerce international peut, à certaines conditions, constituer un levier en matière de développement durable. Des conditions que ne réunit toutefois pas le projet actuel d’accord qui, comme je viens de le démontrer, ne respecte pas les balises essentielles en termes de développement durable, de respect des droits humains et de normes sanitaires, sociales et environnementales. Signer cet accord serait d’autant plus contre-productif que la crise du coronavirus rappelle combien il est illusoire de faire reposer la prospérité économique sur la destruction des écosystèmes dont elle dépend.
C’est pourquoi il importe que l’accord UE-Mercosur, tout comme les nombreux accords du même type négociés par l’UE, soit profondément révisé pour être compatible avec le Green Deal européen et les Objectifs de développement durable des Nations Unies. Cela nécessite d’inclure le chapitre sur le développement durable dans le mécanisme de sanction et de règlement des différends entre États, qui garantit le respect des chapitres commerciaux de l’accord. Les avantages commerciaux pourront ainsi être suspendus en cas de violation par l’une des parties des clauses sociales et environnementales mentionnées dans l’accord. Comme je le soulignais dans mon introduction, le commerce est un puissant levier potentiel de développement durable, mais à une condition absolument nécessaire : son encadrement par les conventions internationales destinées à garantir celui-ci.
Mesdames et Messieurs les parlementaires, je vous remercie pour votre attention.
Sophie Wintgens,
Chargée de recherches sur le Commerce international au CNCD-11.11.11