LE RÉGIME FISCAL INTERNATIONAL EST OBSOLÈTE
La moyenne mondiale des taux d’impôt sur les bénéfices des sociétés est passée de plus de 40% en 1980 à moins de 25% en 2015. Si le mouvement se poursuit au même rythme, la moyenne mondiale devrait atteindre 0% en 2052 [1]. Pis, les sociétés multinationales paient en réalité beaucoup moins suite aux stratégies d’optimisation fiscale qui coûtent selon le FMI environ 650 milliards de dollars par an en recettes fiscales non perçues par les États [2].
Cette situation alarmante est due notamment à un encadrement juridique international de la fiscalité des multinationales obsolète.
Premier problème, c’est le principe de la fiscalité « par entité séparée » qui prévaut, c’est-à-dire que les multinationales ne sont pas imposées en fonction des profits produits par l’ensemble du groupe, mais en fonction des bénéfices déclarés par chaque filiale dans chaque pays d’implantation.
Second problème, il n’y a pas de taux minimum d’imposition au niveau mondial. Les bénéfices déclarés au niveau national sont généralement faussés, car les filiales d’un même groupe multiplient les opérations entre elles (achats/ventes de biens et services, prêts, royalties pour utilisation de propriété intellectuelle notamment) à des prix artificiels, afin de réduire les bénéfices déclarés par certaines filiales et augmenter ceux d’autres filiales, typiquement installées dans des paradis fiscaux. Au final, à l’échelle mondiale, les profits des grandes entreprises multinationales augmentent, alors que leurs contributions fiscales sont réduites à peau de chagrin.
LES BÉNÉFICES DEVRAIENT ÊTRE IMPOSÉS LÀ OÙ LES ACTIVITÉS ÉCONOMIQUES SONT EXERCÉES
Conscient de ces lacunes, le G20 [3] déclarait en 2013 à Saint-Pétersbourg que « veiller, dans de nombreux pays, à ce que tous les contribuables versent la part d’impôt qui leur incombe est plus que jamais une priorité. Il convient de lutter contre l’évasion fiscale, les pratiques dommageables et l’optimisation fiscale intensive. (...) Les bénéfices devraient être imposés là où les activités économiques qui sont à l’origine de ces bénéfices sont exercées et là où la valeur est créée [4] ».
L’OCDE, le club des pays riches [5], a été chargé de mettre en œuvre cette ambition avec son « plan BEPS » (pour Base Erosion and Profit Shifting ou érosion de la base imposable et déplacement des profits). Hélas, au terme de ce travail gigantesque (15 rapports pour un total de plusieurs milliers de pages), comme l’observe le FMI, « l’espace pour déplacer les profits reste substantiel, et peu susceptible de diminuer [6] ».
BEPS 2.0 – LA NÉGOCIATION FISCALE INTERNATIONALE RELANCÉE
Les négociations pour une réforme de la fiscalité mondiale furent relancées, mais dans un cadre ajusté par rapport à la portée de la négociation, tant en termes de contenu qu’en termes de participation des États. Ainsi, par rapport au contenu, les efforts mis en œuvre dans le cadre du plan BEPS pour « relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique [7] » avaient abouti à un constat d’échec en 2015.
L’OCDE s’est donc engagée à relancer les négociations en ce domaine, mais très vite, le débat sur l’universalité et la simplicité des mesures s’est imposé. La première question a été de savoir si les négociations de ce « BEPS 2.0 » doivent se limiter à la fiscalité du secteur digital, notamment les fameux « GAFAM [8] », ou si elles peuvent aller plus loin. Selon le mandat de négociation [9], « la transformation numérique touche l’économie toute entière et (...) il serait difficile, si ce n’est impossible, d’isoler l’économie numérique [10] », ce qui plaide pour un élargissement des négociations au-delà de la fiscalité d’une poignée de sociétés dans un seul secteur de l’économie. Qui plus est, les GAFAM étant des entreprises américaines, les États-Unis n’auraient jamais accepté d’isoler les géants du numérique des autres grandes entreprises.
Par ailleurs, les principes d’inclusivité et de transparence ont longtemps fait débat. L’OCDE ne rassemble que 36 pays industrialisés, ce qui constitue une base trop réduite pour pouvoir prétendre réguler la fiscalité mondiale. C’est pourquoi, dans un premier temps, les pays membres du G20 non membres de l’OCDE ont été associés aux travaux du plan BEPS. Dans un deuxième temps, l’OCDE a élargi la participation aux travaux du BEPS à une nouvelle enceinte, celle du « Cadre inclusif sur le BEPS de l’OCDE et du G20 [11] »,qui rassemble désormais 134 pays. Cette négociation devrait se conclure et être avalisée par le G20 fin 2020.
La demande des pays en développement de voir déplacée vers les Nations Unies l’organisation de la régulation internationale de la fiscalité a sans doute contribué à cette évolution [12]. La présence des pays en développement autour de la table de négociations a cependant un coût : l’ensemble des mesures décidées dans le cadre du plan BEPS a un effet rétroactif. Elles doivent donc être mises en œuvre par l’ensemble des membres du « cadre inclusif », sans que ceux-ci aient eu leur mot à dire sur les négociations.
Précisons que par sa qualité de membre du comité de pilotage du « cadre inclusif », la Belgique joue un rôle particulièrement important dans ces négociations [13].
DEUX PILIERS : LA FISCALITÉ UNITAIRE ET LE TAUX D’IMPOSITION MINIMUM MONDIAL
Les négociations sont structurées autour de deux piliers. Le premier pilier s’attaque à la question de la fiscalité unitaire. Cette « révision des règles relatives au lien et à la répartition des bénéfices » touche à la question de savoir quel pays a le droit de taxer les bénéfices dégagés par des multinationales, et ceci en fonction de quel lien de rattachement entre les bénéfices et le pays d’implantation. C’est sur ce pilier que le travail est actuellement le plus avancé, l’OCDE ayant publié une proposition le 9 octobre 2019 [14]. Le champ d’application est désormais clarifié : la proposition s’applique à l’ensemble des entreprises, au-delà des GAFAM et du seul secteur digital, mais à l’exception du secteur extractif, pourtant très important dans l’économie des pays en développement.
En termes d’avancées, la proposition de l’OCDE permet de s’attaquer à un problème spécifique, à savoir l’activité économique considérable et profitable, mais immunisée fiscalement, faute d’« établissement stable [15] ». Par ailleurs, l’OCDE accepte de se départir du principe de la fiscalité par entité séparée des multinationales, au bénéfice de l’application d’une fiscalité unitaire. Plutôt que taxer les multinationales uniquement sur base de bénéfices déclarés par chaque filiale, il est enfin envisagé de partir du bénéfice consolidé global de l’ensemble du groupe, qu’il s’agit ensuite de répartir en tant que base taxable entre les différents pays – une demande adressée depuis quinze ans par les ONG.
UN PAS TROP TIMIDE VERS LA FISCALITÉ UNITAIRE
L’OCDE avance cependant trop timidement dans cette voie, proposant que le nouveau régime s’applique uniquement à des « profits résiduels », les profits « de routine » demeurant au contraire sous le régime de la fiscalité par entité séparée. Cette distinction ne repose sur aucun argument économique tangible. Pis, elle constitue une nouvelle source de complexité permettant à l’avenir de nouvelles méthodes d’évasion fiscale.
L’OCDE propose ensuite de répartir les « profits résiduels » entre les différents pays d’implantation sur base du volume des ventes. Selon la simulation de Cobham, Faccio et Fitzgerald [16], ce choix permettrait certes de réduire de 5% les montants des profits actuellement déclarés dans les paradis fiscaux, mais au bénéfice presque exclusif des pays de l’OCDE, alors que les pays à bas revenu et à revenu intermédiaire connaîtraient au contraire une baisse de 3% de leur base taxable. Une formule de répartition plus équilibrée est proposée par ces mêmes auteurs, incluant notamment le nombre d’employés : elle permettrait d’augmenter à la fois la base fiscale annuelle des pays de l’OCDE de 27 milliards USD et celle du G77 (groupe des pays en développement) de 19 milliards USD.
UN TAUX MINIMUM MONDIAL D’IMPOSITION DES BÉNÉFICES DES SOCIÉTÉS ?
Le deuxième pilier concerne une « proposition globale de lutte contre l’érosion de la base d’imposition ». Si l’on attend encore des propositions concrètes de l’OCDE, notamment quant aux mécanismes de mise en application [17], le cadre général du pilier est connu. Le taux d’imposition minimum envisagé ne s’imposerait pas automatiquement aux États, qui conserveraient la liberté de fixer un taux d’imposition inférieur. Par contre, les autres États seraient autorisés à mettre en œuvre des mécanismes défensifs, afin d’empêcher que des profits soient détournés vers des filiales implantées dans des pays pratiquant des taux d’imposition inférieurs au taux minimum.
Un tel taux d’imposition minimum des profits des entreprises, sous réserve de l’efficacité des modalités pratiques d’application, à ce stade inconnues, serait en tout cas un effort bienvenu pour briser le cercle vicieux du dumping fiscal.
RECOMMANDATIONS
Considérant que ces négociations de l’OCDE sont cruciales pour une fiscalité internationale plus juste, le CNCD-11.11.11 demande de :
- Généraliser le système de la fiscalité unitaire des multinationales et, en particulier, d’inclure le secteur extractif, de refuser la distinction entre profits résiduels et de routine et d’adopter une formule claire et équitable pour la répartition entre pays, incluant notamment le nombre de travailleurs et le volume des ventes.
- Instaurer un taux d’imposition mondial des profits des multinationales à hauteur de 25% (ce qui correspond à la moyenne mondiale actuelle) et ne bénéficiant d’aucune exception.
POUR EN SAVOIR PLUS
- BEPS monitoring group
International corporate tax reform and the “new taxing right”, 11 septembre 2019. - Independent Commission for Reform of International Corporate Taxation (ICRICT),
International corporate tax reform : towards a fair and comprehensive solution, octobre 2019. - Commission syndicale consultative auprès de l’OCDE – TUAC
OECD proposal to reform tax rules in the context of digitalisation : Heading in the right direction, but not ambitious enough, 9 octobre 2019.